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Chère lectrice, cher lecteur,
Nous sommes nombreux à partir pour les vacances dans des zones devenues touristiques parce qu’autrefois « préservées » : Languedoc-Roussillon, Poitou, Landes, Vendée, Bretagne, Sologne, ou Italie, Espagne ou même Croatie pour les plus chanceux.
Mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi de si jolies régions sont restées vides si longtemps, alors qu’on s’entassait dans d’autres endroits moins beaux et moins ensoleillés ?
Pourquoi la Côte méditerranéenne, si peuplée à l’époque romaine, ne comptait-elle plus que quelques villages de pêcheurs jusqu’à la première Guerre mondiale, si bien que les promoteurs immobiliers de l’après-guerre ont pu joyeusement bétonner des centaines de kilomètres de côtes restées pratiquement vierges ?
C’est que ces zones étaient, jusqu’au début du XXe siècle, ravagées par le paludisme.
Eh oui, on l’a complètement oublié aujourd’hui, mais le paludisme fut de loin la maladie qui fit le plus de victimes en Europe à travers les âges.
Dans l’Europe tempérée, le paludisme semble avoir été endémique pendant le Moyen-Âge. Une recrudescence a eu lieu au XVIe siècle qui s’est prolongée jusqu’à la fin du XIXe siècle [1]. Ce qu’on appelait la peste, les « fièvres » n’étaient ni plus ni moins, la plupart du temps, que le paludisme (du latin paludis, « marais »), appelé auparavant malaria, de l’italien « mauvais air » (mal aria).
Jules César avait le paludisme. Philippe-Auguste (début du XIIIe siècle) avait le paludisme. En 1623, un conclave se réunit à Naples pour élire un nouveau Pape, Urbain VIII : 8 cardinaux et 30 ecclésiastiques meurent du paludisme !
Mais c’est à partir des guerres de religion (au XVIe-XVIIe siècle) que le paludisme s’abat massivement sur l’Europe. La guerre force les citadins à s’enfermer dans des murailles entourées d’eaux croupissantes, où prolifèrent les moustiques vecteurs de la maladie [2].
Richelieu attrapa le paludisme lors du siège de La Rochelle. Cromwell, en Angleterre, meurt du paludisme en 1658. Louis XIV l’attrape au siège de Dunkerque. Colbert, La Rochefoucauld et Bossuet avaient tous le paludisme. Louis XV avait le paludisme. Bonaparte fut touché quatre fois par le paludisme : deux fois en Corse, une fois en Provence et une fois dans les Dombes !
Bonaparte connaît d’ailleurs si bien la maladie qu’il décide de s’en servir. Il laisse exprès débarquer les Anglais à Walcheren, en 1809, dans une zone marécageuse, afin que le « Général Fièvre » s’occupe d’eux. Et en effet, les moustiques attaquent et les Anglais perdent 27 000 hommes !
Est-il possible que nous ayons si vite oublié qu’une maladie aussi grave était omniprésente en Europe il y a si peu de temps ?
Manifestement oui. Mais il y a une explication : c’est que le paludisme a disparu mystérieusement au début du XXe Siècle, et sans que la médecine n’ait inventé un quelconque remède nouveau. Nous allons y revenir, mais continuons quelques instants sur les effets catastrophiques du paludisme sur les populations.
Une malédiction épouvantable
Vous vous doutez bien que si les souverains sont ainsi touchés massivement, la situation est encore pire pour les paysans qui vivaient dans les campagnes et en particulier dans les zones marécageuses où se reproduisent les moustiques :
- En Charente, au XVIIIe siècle, le paludisme est si répandu que l’espérance de vie n’est plus que de 18 ans. La plupart des enfants n’atteignent même plus l’âge de pouvoir procréer.
- Dans les Landes, la moyenne de vie est de 20 ans : les habitants y sont « pâles, maigres, terreux et débilités, et portent de bonne heure tous les signes d’un vieillissement précoce. » La région se vide.
- Dans l’Hérault, la mortalité est telle qu’on ne peut y recruter aucun soldat, aucun homme n’atteignant l’âge requis.
- En Corse, 75 % des habitants qui s’engagent dans l’armée sont refusés pour cause de paludisme.
- Dans les Dombes, la moyenne de vie est de 20 ans en 1856. La démographie s’effondre.
- Dans la Creuse, le quart de la population est immobilisé chaque année durant les mois d’été par la fièvre, empêchant gravement le développement économique.
- En Roussillon, la fièvre « dévore l’enfance, exténue l’âge mûr, et accélère l’invasion de la vieillesse. »
Partout, la misère des paysans est effroyable. Alphonse Daudet raconte la situation en Camargue :
« tout le monde grelottait, tout le monde avait la fièvre, et c’était pitié de voir les visages jaunes, tirés, les traits creusés, vieillis, les yeux trop grands cerclés de ces malheureux, condamnés à se traîner durant trois mois, sous ce soleil inexorable, qui brûle les fiévreux, sans les réchauffer… »
L’historien Hanoteaux raconte comment des populations misérables, « rebut de l’humanité, objet d’horreur encore plus que de pitié, croupissent dans leurs miasmes. [3] »
La Bruyère est plus dur encore : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines… [4] »
C’est un fait : des régions entières sont stérilisées par le paludisme, qui handicape terriblement les populations qui n’arrivent plus à travailler.
Pourquoi les hommes restaient-ils malgré tout dans les marais ? Parce que c’est là que se trouvent les terres humides, riches en humus, les plus propices aux cultures (d’où le nom maraîchages, maraîcher…).
De plus, les adultes touchés par le paludisme connaissent après quelques mois une immunité qui peut durer deux ans. La maladie réapparaît de façon intermittente mais la fièvre n’est plus permanente.
Il en va autrement pour les enfants chez qui elle entraîne une très forte mortalité. Mais chez les adultes, elle entraîne une apathie durable, que l’on appelait autrefois « cachexie ».
Les conséquences du paludisme endémique sur le développement économique de l’Europe furent donc incalculables. Elles expliquent largement l’état de grande misère qui se maintint dans de nombreuses régions jusqu’à la Guerre 14-18. Le paludisme fut une des grandes causes de l’importante mortalité infantile que nos ancêtres avaient fini par considérer comme une fatalité.
Même Paris était régulièrement frappée par des épidémies de paludisme, chaque fois que des grands travaux étaient engagés et que l’eau s’accumulait dans les trous et les fossés des chantiers. Elles éclatèrent de plus belle lorsque le baron Haussmann entreprit en 1867 les travaux du quai de Valmy et du jardin du Luxembourg, et lors du percement du boulevard Malesherbes : le paludisme fut alors nommé le « Mal Haussmann ».
Puis le paludisme disparut mystérieusement au début du XXe siècle.
Disparition mystérieuse
Mystérieusement, c’est le mot. En quelques années, cette maladie autrefois si redoutable disparut complètement. Elle ne fut redécouverte que par les voyageurs partis sous les tropiques, et aujourd’hui avec le retour des moustiques en provenance d’Afrique. Mais jamais la médecine ne trouva d’explication convaincante à ce miracle.
Il faut dire qu’elle n’y fut strictement pour rien.
Son seul remède, utilisé en Europe depuis le XVIIe siècle, était la quinine, l’écorce d’un arbre découverte providentiellement au Pérou en 1630. Mais la quinine, si elle sauvait la vie des personnes infectées, n’empêchait pas l’épidémie de se répandre et de se poursuivre. Elle n’était de toute façon pas accessible aux pauvres, l’immense majorité des malades. Dans certaines régions de France, c’est 40 % de la population qui était touchée. Dans d’autres, 80 % !
La disparition du paludisme fut évidemment pour beaucoup dans les progrès de l’espérance de vie au XXe siècle. Mais comme la médecine moderne, encore une fois, n’y est pour rien, elle reste très discrète à ce sujet. La chose n’est d’ailleurs même plus enseignée dans les facultés !
L’historien Pierre-Olivier Fanica propose des explications basées sur la réduction des mares, des eaux stagnantes, des marais, grâce aux nouvelles méthodes agricoles [5]. Mais il reconnaît lui-même que subsistent d’importantes contradictions. En effet, tous les étangs de France, tous les marais n’ont pas été asséchés, loin de là. De plus, les moustiques qui autrefois portaient la maladie, les anophèles, n’ont absolument pas disparu. Nous nous faisons tous piquer régulièrement par ce type de moustiques et nous n’avons pas le paludisme.
Un médecin suisse né en 1867, Bruno Galli-Valerio, spécialiste des parasites, pense que c’est l’amélioration de l’état nutritionnel de la population qui l’a rendue résistante au paludisme [6].
Toujours est-il que nous ne pouvons que nous réjouir fortement de cette formidable amélioration de la situation, qui n’est apparemment pas due à un progrès technique ou médical mais à un phénomène spontané comme il s’en produit souvent.
Je vous souhaite de bonnes vacances, en toute tranquillité d’esprit. Et si vous êtes dans une région autrefois infestée par le palud, réjouissez vous doublement de pouvoir profiter des beautés de la nature sans avoir à craindre cette terrible maladie.
À votre santé !
Jean-Marc Dupuis
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